#04 : Karoshi, lorsque l’Asie travaille trop.

Il est nommé "Karoshi" au Japon, "Gwarosa" en Corée et "Guolaosi" en Chine, ces divers termes désignent tous l'épuisement professionnel. En Asie de l'Est, la valeur travail est plus sacralisée qu'en Occident, de fait, les journées à rallonges et les semaines à plus de 60h sont une réalité pour de nombreux asiatiques. Focus sur ce phénomène.

La revue Sinosphère
6 min ⋅ 07/07/2023

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Pour entamer cet article, faites avec moi une petite expérience de pensée. Imaginez que du jour au lendemain, vous vous retrouviez à travailler dans un bureau en Asie, au sein d’une gigantesque entreprise. Pensez-vous que votre adaptation sera rapide ? A fortiori non.

Un monde du travail bien différent

Les salaryman japonais dorment n'importe où, abbatus par des horaires de travail à rallonge. Crédits : Mr.JapanizationLes salaryman japonais dorment n'importe où, abbatus par des horaires de travail à rallonge. Crédits : Mr.Japanization

Le monde du travail en Asie est globalement bien plus codifié qu’en Occident. C’est explicable culturellement. Dans les pays de la sphère culturelle chinoise, qui découlent du confucianisme, le sens de la hiérarchie et de la discipline passe au-dessus de tout. Ainsi, la parole d’un supérieur ne pourra jamais être mise en doute, même s’il est effectivement en tort. Pas non plus d’embrouilles au travail, il est en général mal vu d’afficher ses émotions, car elles sont considérées comme contre-productives.

La valeur du travail acharné est largement mise en avant. Au Japon, il n’est pas rare que les “salaryman”, dépassent les 60 heures de travail hebdomadaires, aux dépens de leur santé physique et morale. Il n’est pas non plus rare de trouver ces mêmes employés de bureaux, dormant dans les rues à même le sol (et parfois ivres), face à la surcharge de travail.

Le photographe Pawel Jaszczuk a réalisé toute une série de clichés sur ces cadres assommés de fatigue, il explique : “l’idée est de faire réfléchir sur ce qui se passe dans la société japonaise, même si les “salaryman” sont étroitement associés à Tokyo, ces images démontrent comment ces hommes sont utilisés au quotidien par les entreprises et le système capitaliste.”

Traversons maintenant la mer du Japon, direction la Corée du Sud. Ici, même constat, le travail est érigé en valeur absolue. La durée légale du travail hebdomadaire est en principe de 40 heures. Mais le gouvernement conservateur actuel, sous contrôle du président Yoon Suk Yeol, a souhaité mettre en place la semaine de 69 heures.

Enfin, pour visualiser un dernier aspect de ce rigide monde du travail, direction la Chine. Annuellement, les travailleurs chinois ne disposent que de 10 jours de congés payés (contre 30 pour la France). En Corée du Sud, c’est 15 jours.

Au Japon, c’est en principe 20 jours, mais les Japonais n’en prennent qu’une petite partie (8,8 jours en moyenne). Ici, même principe, l’assiduité érigée en valeur suprême : “Il est embarrassant de prendre des jours de congés alors que les autres employés du bureau ne le font pas”, expliquent généralement les salariés.

L’épuisement professionnel, le mal du siècle

Manifestation contre le karoshi, en 2018. Credits : NesnadManifestation contre le karoshi, en 2018. Credits : Nesnad

Cette culture du travail acharné concerne une grande partie de l’Asie de l’Est et ces pays sont touchés par un symptôme commun : le Karoshi (qui prend différents noms selon les pays, mais désignent la même chose).

Alors qu’il est possible de guérir du “burnout”, bien connu en Occident, il est impossible de guérir du Karoshi. En effet, ce terme se traduit par “mort par dépassement du travail”, autrement dit, si une personne en est victime, c’est qu’elle a déjà passé l’arme à gauche. À la suite de cette surcharge de travail, le karoshi intervient majoritairement de trois manières : arrêt cardiaque, AVC ou suicide.

Le premier cas recensé au Japon date de 1969. Depuis cette date, de nombreuses études et rapports médicaux viennent confirmer le surmenage professionnel de nombreux employés japonais, aussi bien ouvriers que cadres.

Certains écrits cherchent des explications : “l'épidémie de travail a explosé après la Seconde Guerre mondiale, avec une nécessité de reconstruction, aussi bien matérielle qu’économique, de toute la province nippone”. Tandis que des écrits de recherches posent des constats : “il est impossible de faire des journées de 12 heures, six jours sur sept, années après années, sans souffrir physiquement ou mentalement”.

Concernant le karoshi, l’Organisation Internationale du Travail (l’OIT) a réalisé plusieurs rapports. L’un d’entre eux, rédigé en 2013, évoque en ses lignes des cas précis et édifiants, parmi ceux-ci :

  • M.Sato, décédé d'une crise cardiaque à l’âge de 34 ans, après des semaines de travail hebdomadaire allant jusqu’à 110 heures.

  • M.Suzuki, chauffeur de bus, décédé d’un AVC à 37 ans. 3000 heures de travail par an.

  • M.Takahashi, décédé d’un AVC à 58 ans, travaillait près de 4500 heures par an, travail de nuit compris.

  • Mme.Tanaka, infirmière de 22 ans, décédée d’une crise cardiaque après 34 heures de service continu.

Concernant les heures annuelles de travail, pour mettre en parallèle avec une durée plus classique, on travaille en moyenne 1570 heures par an en France, soit bien moins que les exemples ci-dessus.

Dans ses analyses, l’OIT met en avant plusieurs évènements économiques ayant accentué ce phénomène de karoshi.

D’une part, il y a ce que l'on appelle au Japon “la décennie perdue”. Après l’éclatement de la bulle spéculative japonaise, l’économie du pays va gravement se détériorer entre 1991 et 2000. D’autre part, la crise économique asiatique, débutant en 1997, et enfonçant d’autant plus l’économie du continent.

Résultat, les entreprises emploient moins, mais le travail demandé reste le même. Ajoutons à cela le travail de nuit, les horaires à rallonges, les objectifs de résultats, le management hasardeux, le harcèlement… Bref, un ensemble d’éléments représentant une véritable bombe à retardement chez bon nombre d’employés nippons.

En Chine, l’infernal système du 996

Les grands partons de l'e-commerce en Chine imposent d'énormes journée à leur employés. Crédits : Aly Song / ReutersLes grands partons de l'e-commerce en Chine imposent d'énormes journée à leur employés. Crédits : Aly Song / Reuters

Petite divergence et petit voyage, la situation n’est pas spécialement plus belle une fois parti du Japon. Comme évoqué plus haut, la valeur travail dans l’Asie de l’Est est sensiblement la même partout.

Ainsi, de nombreuses entreprises chinoises, surtout dans le domaine de l’informatique, adoptent un rythme de travail appelé “996”. Loin d’être une réjouissance, le salarié va donc travailler de 9h du matin à 9h du soir, six jours par semaine.

La plupart des grandes entreprises chinoises de commerce en ligne (Alibaba, Pinduoduo, JD.com) adoptent ce rythme de travail. Et de ce fait, ces grands patrons sont bien loin d’une vision humaniste de l’emploi. Pour Jack Ma, dirigeant du groupe Alibaba, “ce modèle de travail est un immense bonheur”. Richard Liu, directeur de JD.com, possède lui un avis très caustique : “les réfractaires à cette méthode sont des fainéants”.

Ces grands groupes se moquent bien du droit du travail chinois. Alors que l’article 36 du Code du travail chinois limite en principe les horaires à 44 heures hebdomadaires, ce système de travail en “996” vous en propose 72. L’assemblée Chinoise a même rendu l’utilisation de ce système illégal à l’été 2021, mais cette décision est encore peu appliquée.

Direction la Corée du Sud, championne d’Asie des heures sup’

En nombre d'heures travaillées, la Corée du Sud est champion d'Asie. Crédits : Chung Sung JunEn nombre d'heures travaillées, la Corée du Sud est champion d'Asie. Crédits : Chung Sung Jun

Direction la Corée du Sud, encore une fois, même problème. Selon l’OCDE, les Sud-coréens travaillent en moyenne 1 915 heures par an, ce chiffre est le plus élevé d’Asie.  Et dans ce pays, la notion de hiérarchie est plus importante que partout ailleurs, ce qui mène à devoir réaliser un nombre d’heures supplémentaires considérables.

Comme l’explique une habitante de Séoul, dans un reportage d’Asian Boss : “la culture hiérarchique fait qu’il est mal vu de quitter le bureau tant que notre patron n'est pas parti, même si le travail est terminé. Si l'on débute en entreprise, il faut absolument se faire bien voir, être loyal. Quand le patron sort pour un repas ou des activités d’affaires, on va venir avec lui, même en dehors des horaires de travail, et même si ça dure jusqu’à l’aube.”

Mais les jeunes générations, qui seront volontiers considérées comme “fainéantes et faibles” par les conservateurs du pays, acceptent de moins en moins ces règles. Un élément fort, le gouvernement coréen a dû faire marche arrière en mars 2023 sur leur volonté de mettre en place une semaine hebdomadaire à 69 heures.

“Cette proposition va à l’inverse de ce que veulent effectivement les travailleurs” explique Jung Junsik, étudiant séoulien de 25 ans. Il complète : “mon propre père travaille d'arrache-pied chaque semaine, on perd la frontière entre le travail et la vie personnelle. Et quand on voit ça, on se dit que la problématique de la mort au travail par surmenage n’est pas prise au sérieux”.

Quels progrès ces dernières années ?

Le gouvernement japonais a pris de nombreuses mesures contre le karoshi, à contre-courant des employeurs, et parfois même des employés eux-mêmes. Crédits : Sipa PressLe gouvernement japonais a pris de nombreuses mesures contre le karoshi, à contre-courant des employeurs, et parfois même des employés eux-mêmes. Crédits : Sipa Press

Face à cet épuisement général, les pays susmentionnés font face à un véritable défi de santé publique. D’autant que les dernières générations sont plus critiques face à ces situations. 

Toutefois, les gouvernements ne sont pas pour autant en inaction. Au niveau de la Chine, les mesures prises semblent pour le moment inefficaces face aux géants de l’e-commerce. En Corée du Sud, sans parler d’amélioration, le peuple aura au moins pu se faire entendre pour éviter un retour en arrière.

Dernière interrogation, le Japon, pays d’origine de la notion de karoshi, a-t-il pris le problème à bras-le-corps ? 

On peut déjà considérer que cette situation a rapidement été prise au sérieux par les autorités. Dès les années 1970, le karoshi est reconnu comme maladie professionnelle. À titre de comparaison, l’épuisement professionnel (ou burnout), est reconnu en France depuis 2015, après plusieurs refus du pouvoir législatif.

Ces dernières décennies, le gouvernement japonais a pris tout un ensemble de mesures pour limiter un temps de travail trop important. En 1987, le pays adopte la semaine de 40 heures.  Du côté des heures supplémentaires, le plafond maximal a été réduit au fil du temps, mais il est toujours relativement élevé. La dernière réforme en date, votée en avril 2019, autorise 360 heures supplémentaires par an (contre 220 en France).

En 2022, de grandes entreprises nationales (Panasonic, Hitachi), soutenues par le gouvernement, ont proposé des horaires plus flexibles, et des semaines à quatre jours. Mais dans le pays du travail acharné, ça n’a que peu convaincu. Dernier aspect à prendre en compte, malgré tous les efforts de l’exécutif, certaines entreprises ne respectent juste pas les règles. Ainsi, une enquête d’Insider auprès de 24 000 entreprises japonaises, révèle que 37% d’entre elles dépassent le plafond d’heures supplémentaires.

Pour conclure cet article, difficile de sortir des éléments positifs de cette situation. Le monde du travail en Asie est fortement lié à sa culture, et de nombreux travailleurs s'enferment sans le savoir dans un monde de l’entreprise qui les poussent à bout.

Enfin, pour remettre une pièce dans la machine, le karoshi s’internationalise. Au départ considéré, à tort, comme une triste curiosité nipponne, le karoshi est en fait un phénomène mondial. Selon un communiqué de l’OMS de 2021, près de 750 000 personnes en ont été victimes, et ce, dans le monde entier. C’est d’ailleurs un phénomène qui s’aggrave, ce chiffre était 30% plus faible au début du siècle.

La revue Sinosphère

Par Quentin Dos Santos Melgar

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